TROISIEME PRIX CONCOURS DE NOUVELLES 2008

Publié le par Association Montalyre

Hyperhydrose   de  Bharatpur                      
 
Les pieds dans l’eau. Cette sensation désagréable la réveilla. Elle était plantée là, en chemise de nuit, au beau milieu de sa cuisine.
« Tu tournes pas rond ma pauvre Germaine ! », se disait-elle, piétinant  le carrelage glacé.
 Cela faisait plusieurs semaines que quelque chose la perturbait. Le docteur lui avait parlé de bouffées de chaleur, de sueurs, de grosse fatigue, et de nervosité.
Eh bien ! Sa ménopause ne serait pas une partie de plaisir !
Le docteur n’avait rien dit au sujet de ces crises, de plus en plus nombreuses, de somnambulisme qui la promenaient à travers toute la maison.
Ça l’effrayait.
Les jours se succédèrent. Les bouffées de chaleur nocturnes se multiplièrent. Pénibles. Inconfortables. Ainsi que ses errances inconscientes.
« Un jour je vais me réveiller morte, écrasée par un camion au milieu de la route ! ». Elle se rendit compte de la stupidité de ce qu’elle venait de dire, et sourit bêtement en haussant les épaules, « tu tournes pas rond et en plus tu dis n’importe quoi, ma pauv’fille ! ».
Elle tâtonna dans l’obscurité. Le mur. A hauteur de nombril, l’interrupteur.
Le carrelage était sec, sous ses pieds nus, bien entendu. Elle se dit qu’un peu d’air frais l’aiderait sans doute à remettre ses idées en place et à retrouver le sommeil par la même occasion. Elle jeta un pull sur ses épaules et sortit sur la terrasse. Les nuits de printemps sont fraîches et humides dans le marais vendéen. Ses pauvres chaussons lui faisaient bien honte, mais elle ne pouvait se résoudre à les jeter. C’était ceux de son mari, le Benoit.
« Ils me feront bien encore une semaine », disait-elle. Comme les gamins qui traînent partout leur affreux doudou dont ils ne peuvent se séparer. Elle les lui avait achetés lors de leur voyage en Inde, au mois de septembre de l’année dernière. Ils avaient cassé leur plan d’épargne pour se payer ce magnifique voyage. Les noces de rubis, ça se fête !
C’était des babouches indiennes, brodées à la main. Elles étaient à présent bien effilochées et ne tenaient plus qu’à un fil. Elle était très attachée à elles, surtout depuis les évènements. Elle sentait que cet attachement pour de vieilles savates pouvait sembler disproportionné et stupide, mais il était hors de question de s’en débarrasser.
Elle traversa la cour. Le « criss criss » de ses babouches résonnait sur les graviers. La lune
éclairait le marais d’une  faible lueur, légèrement bleutée. Germaine vivait à Sallertaine, un peu à l’écart du bourg, dans une bourrine coincée entre quatre étiers, qui l’emprisonnaient
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gentiment dans un écrin de verdure et d’eau. Elle était seule, depuis le départ de son mari. Cela faisait déjà trois mois. 
« Parti chercher des cigarettes, qu’il avait dit, tu parles, parti avec une poule oui ! », les langues des voisines allaient bon train.
Toujours est-il que le Benoit, il n’était plus jamais revenu. Les pompiers et les flics avaient mené leur enquête, et avaient conclu à une fugue, volontaire.
« Vous savez ma pauv’ dame, on ne peut pas obliger quelqu’un à rester contre son gré. Il n’y a aucune loi qui l’y force ! Et puis, si vous saviez le nombre de bonshommes qui  partent comme ça… ». Elle s’en fichait, la Germaine, de savoir qu’elle n’était pas la seule abandonnée par son mari. Elle n’y comprenait rien : ils avaient eu du bon temps ensemble, « pourquoi qu’il serait parti, comme ça, sans rien dire ? ». Surtout après leur beau voyage en Inde. Les yeux de la Germaine s’embrumèrent. Elle se frotta le nez en un rapide va-et-vient  d’un revers de main.
La lumière de la cuisine s’allongeait de tout son long en travers de la cour. Le corps de la Germaine mesurait plus de dix mètres de long. Ses pieds étaient près de la terrasse et sa tête était déjà au portail.
A la faveur de la clarté de la lune, elle continua à avancer. Elle sentit de nouveau cette affreuse sensation : son cœur battait derrière ses tempes. Ça accélérait et ça cognait. Elle posa
ses deux index dessus. Ça tapait tellement fort là-dedans, que ces doigts bougeaient en rythme. Elle réalisa qu’elle suait sous les yeux. Du jamais vu ! Suer sous les yeux !
Elle passa ses deux mains sur l’ovale de son visage. Elle était en nage. Pas un centimètre carré de sec ! Elle transpirait sous le nez, et sous le menton. Elle trouva ça un peu dégoûtant. Puis, se dit que, finalement, elle avait la chance d’être seule, en pleine nuit, et chez elle. Elle plaignait celles à qui un truc pareil arrivait en plein jour. Elle priait le Bon Dieu que cela ne lui arrivât pas devant les commères, car elle savait que celles-ci ne manqueraient pas de lui faire des réflexions. A cette évocation, un frisson lui parcourut la colonne vertébrale. Elle avait froid et chaud. Suait et tremblait tout à la fois. Elle voulut rebrousser chemin, mais sentit quelque chose l’attirer au dehors de son jardin.
On n’y voyait plus grand-chose au-delà du portail. Elle se hasarda malgré tout à aller un peu plus loin. Elle connaissait les parages par cœur. Après le portail, le chemin de la Vergne. Des saules  bordaient  l’étier  devant  chez  elle. Leur ombre projetée au sol était démesurée. Les branches souples jouaient avec la brise nocturne et mimaient de sensuelles arabesques. Quelque chose se prit dans les cheveux de la Germaine et lui arracha un cri strident.
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« Fi d’ vesse ! », hurla-t-elle, secouant sa tignasse emmêlée. Mais ça ne voulait pas sortir de là. Ça s’accrochait encore. En proie à la panique, elle se mit alors à courir de toutes ses jambes, en agitant les bras devant elle. Ses tempes battaient de plus belle. Son cœur était au bord de l’explosion, il battait la chamade si fort qu’elle pensa que ça devait s’entendre à l’extérieur d’elle.
Sa tête heurta quelque chose de dur. Elle n’eut pas le temps d’avoir mal. Elle tomba à la renverse tant le choc frontal fut violent.
Elle resta  allongée sur le dos, un long moment. Puis, elle sentit une douce chaleur lui baigner le visage.
« Le soleil », pensa-t-elle.
Elle passa la main sur sa joue. C’était chaud. Chaud et collant. Elle essaya d’ouvrir les yeux. Elle y parvint, mais eut du mal à les ouvrir entièrement car ils collaient eux aussi. Une clarté rougeâtre au travers des paupières. Son front la faisait atrocement souffrir.
Elle avait envie de pleurer.  Elle pleura.
D’une main, elle s’essuya les yeux, se moucha le nez, et se rejeta les cheveux en arrière. Pas très propre, mais très efficace. « Je dois avoir une de ces touches ! », songea-t-elle.
Elle prit appui sur ses coudes, puis se releva. La tête lui tournait. Elle regrettait d’avoir eu cette idée idiote d’aller chercher le sommeil au dehors. Elle avait l’air fin, tiens !
« T’es une vraie nullarde, ma pauv’Germaine ! ».
Une fois debout, elle réalisa qu’elle avait perdu une de ses babouches. Clopin-clopant, elle avança lentement, en direction de sa bourrine, tâtonnant l’air devant elle, à l’aide de ses bras, à l’aveugle. On eût dit que sous ses mains, l’espace, le vide, prenait subitement de la consistance. Ses gestes s’arrondissaient. Ses doigts, fébriles, tremblotaient. Son pied nu sentait la rosée le chatouiller à chaque pas. De plus, en voulant fuir, elle avait quitté le chemin. Il fallait absolument y remonter. Elle devait probablement être de l’autre côté, en face, dans le champ du père Raballand. Il avait fait les foins la semaine dernière. Les chaumes
lui blessaient la plante du pied nu.  Chaque pas lui arrachait une plainte, et une injure.
« Aïe ! C’t falli fi d’… ! ».
Voilà qu’elle avait maintenant la nausée. Sans doute était-ce dû à la violence de l’impact sur son front. Elle sentit un drôle de goût lui monter dans la gorge. Acre. Elle déglutit. Encore cet affreux goût. Elle grimaça. Puis, se pencha en avant, juste le temps de rendre, à ses pieds. Plus de la salive que du vomi à proprement parler. De la bile. Elle s’essuya les lèvres entre le pouce  et  l’index. Au  point  où  elle en était, elle n’allait certainement pas faire de chichis !
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Et puis, qui la voyait ?
Elle se redressa. Elle avait bien du mal à garder la verticale. Ses jambes se mirent à flageoler. Complètement soûle la Germaine ! Non seulement elle s’était esquintée le front et elle pissait le sang, mais en plus elle venait de dégueuler dans le fossé.
« C’est du propre ma pauv’vieille ! », murmura-t-elle, « allez, au bercail ! ».
Elle se mit en route. Elle se traînait plus qu’elle ne marchait. Sur le côté droit elle entendit un clapotis familier. Au fur et à mesure qu’elle avançait, les grenouilles plongeaient dans l’étier.
Des tremblements la secouèrent tout d’un coup. Elle était de nouveau en nage.
« Saleté de ménopause ! », grincha-t-elle.
 Elle toucha son front. Moite et froid. Sa température venait de grimper et sa transpiration était abondante.
 Il lui sembla entendre son mari, le Benoit.
« M’en vas cherchaè des cigaréts, la Germaine ! », qu’il disait.
« Voilà qu’tu délires maintenant, ma pauv’fille ! ». Ses cuisses, trempées, inondées de sueurs froides, grelottaient et allaient la lâcher d’un moment à l’autre.
Elle allait mourir. Là, dans le champ des Raballand. Elle le sentait bien qu’elle allait mourir, toute seule comme un pauvre petit hérisson. Et le lendemain les vieilles commères du bourg jaseraient.
« On a trouvé c’te pauv’ Germaine, crvaè, le cul nu, en chemise et la gueule en sang. Elle nageait dans son vomi ! ».
Elle avait de la fièvre et maintenant  la voilà qui hallucinait. Elle entendait des voix.
« Comment ça « crevaille dans son vomi » ? », pensa-t-elle, « tu parles d’une mort pour
quelqu’un qui a vu le Taj Mahal ! ». Ça lui donna du courage. Elle continua d’avancer. Au milieu d’un petit buisson, elle trébucha contre quelque chose de dur, au sol. Elle faillit se rétamer le nez par terre. De la pointe de son chausson elle tâta. Une souche d’arbre probablement. Un monticule de terre, ou un ballot de paille.
Elle eut un étrange pressentiment. De son pied nu, elle se hasarda à toucher l’obstacle. Ce n’était pas de la terre, pas plus que du bois. Du tissu peut-être. Du tissu au milieu du champ des Raballand ? Probablement l’un d’eux aura oublié sa veste ce matin, lorsqu’il est venu travailler là.
Ce vêtement lui sembla bien épais. Rongée par la curiosité, elle se baissa. Elle voulait en avoir le cœur net. Elle le tâta de plus belle, à pleines mains. Il y avait des morceaux de bois là-dessous. Sans doute quelqu’un avait  préparé des fagots, et les avait cachés là, dans le buisson.
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La Germaine se releva.
« Le père Raballand retrouvera sa veste, ici, demain, il ne sera pas dit que j’y ai touché », se dit-elle, « je l’ connais, il est pas commode ! ».
Elle fut prise d’une soudaine migraine qui lui serra la tête comme un étau. Elle se tint la tête à deux mains, et serra fort, mais rien n’y fit. Elle se laissa choir au sol. Ses genoux claquèrent contre la terre. Les chaumes acérés lui cisaillèrent les mollets et les cuisses. Elle poussa un cri, violent, déchirant. Un clapotis se fit entendre. Une grenouille venait de plonger.
Le visage de Germaine s’inonda de nouveau de sueur. Celle-ci, aigre et saumâtre lui coulait entre les lèvres entrouvertes. Elle poussa un long râle. Il lui sembla que ses muscles la lâchaient et qu’elle venait d’uriner, tant sa sudation était intense.
« Ben alors la Germaine, tu vas quand même pas crever dans ta pisse ! ». Coriace la Germaine !
Elle s’assit sur la fesse droite, puis se laissa glisser sur le côté, recroquevillée. Fœtale. Elle prit tendrement son chausson indien à bras le corps, et le posa contre sa joue.

          Le lendemain, lorsque le père Raballand vint travailler dans son champ, il trouva la Germaine, morte, la joue contre sa babouche, le front et les jambes en sang, lacérées. Auprès d’elle, dans le buisson, son mari, le Benoit, ou plus exactement ce qu’il en restait. Ses os nageaient dans une veste définitivement trop large.
Un inspecteur chargé de l’enquête fut dépêché sur place aussitôt. Il arriva de Nantes dans l’après-midi. Quelques jours plus tard, le médecin légiste fit son rapport.
« La cause des deux décès est le plasmodium falciparum. L’un a eu lieu hier, l’autre remonte à trois mois, vu l’état de décomposition du corps. La piqûre de l’anophèle est survenue lors de leur voyage dans les marais de Bharatpur, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest d’Agra. La période d’incubation du paludisme peut varier de quelques jours à plusieurs mois, et varie également d’une personne à l’autre ».
 
                                                       Mathilde Thomas.
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